Un orphelin, voilà ce que j’étais. Je sais déjà ce que vous pensez. Quel cliché pour un début d’histoire triste et misérable. Il n’y a rien de plus déprimant qu’un enfant sans parents qui ne trouve jamais sa place, qui a l’impression d’être désiré par personne ou d’être une erreur. Et pourtant, je considère ma vie plutôt heureuse, à sa façon. Or, de tous les mythes qui circulent sur les enfants perdus, il y en a un qui est bien réel : le sentiment d’abandon. Je le sais aujourd’hui, on ne peut pas compter sur les autres, même ceux qui nous donne la vie. Mais l’enfant en moi est impossible à raisonner, peu importe ce que je peux dire pour le rassurer, peu importe ce que je comprends et ce que j’ai accepté aujourd’hui, le gamin se sent toujours trahi par nos parents. On m'a répété sans cesse que les Todorova descendent des Apostolov, une famille puissante et crainte. Ils étaient des chevaucheurs de dragons, ils étaient des torches vivantes, des hommes de feu qui maîtrisaient les flammes. Jeune, ces récits ne me remplissaient point les yeux d'étoiles. Ses mots répétés de la bouche d'un autre que mon géniteur n'arrivaient jamais à réchauffer mon coeur. Cette famille qui m'appartenait qu'on me décrivait si chaude me laissait toujours si froid. Et c'est tout ce que je me souviens des trois premières petites années de ma vie: l'air glaciale de la solitude, la froideur de leur absence, une vide si terrifiant. Contrairement à la majorité des gosses mis en adoption, moi, mes parents n’ont pas pris la peine de me déposer à l’orphelinat. Ils se sont plutôt contentés de me laisser à moi-même dans une demeure qui était la leur. Vous me croyez durs avec eux? Je ne crois pas. Mais je les remercie de l’avoir fait, je les remercie de m’avoir abandonné, car cette solitude m’a permis de forger l’homme que je suis aujourd’hui. Toutes ces larmes et toutes ces frustrations d’enfant m’ont permis de planter en moi cette ambition insatiable, ce caractère solide et droit, tout simplement moi, tout simplement Branimir.

« Dans une jungle paisible, vivait un Tigre. Puissant et solitaire, il ne vivait que pour la satisfaction de ses envies. Puis un jour, une renarde, étranger à ses terres, vint à sa rencontre. « N’y a-t-il donc rien qui te fasse peur, grand Tigre?» Lui avait demandé la renarde. « Bien sûr que non, lui répondit le Tigre, je suis le plus beau et le plus fort prédateur de la jungle, j’ai tout ce que je veux sans jamais devoir me soucier du reste. -La force et la beauté sont tiens, certes. Mais à quoi bon être beau si personne n’est là pour admirer tes traits? À quoi bon être fort si tu n’as personne à protéger? » redemanda la curieuse bête, pourtant elle-même solitaire. Déconcerté, le Tigre répondit sans trop réfléchir. « Ma beauté et ma force me servent à moi-même, je ne me dois pas d’en faire profiter les autres. -Tu es donc égoïste?  -Tu peux le voir ainsi, Renarde. -Tu as donc peur de faire confiance aux autres, si tu refuses de partager ce qui est tiens, renchérit-elle, insistante.» Le Tigre se fâcha. « La solitude me sied, voilà tout. -Donc, tu as peur d’apprécier la compagnie des autres? -Je n’ai pas besoin d’amour pour me sentir entier. Seuls les faibles en ont besoin.  -Donc tu as peur d’être faible? Ou tu as peur de te sentir incomplet?» Le Tigre rugit. « Mais je ne suis pas faible! Maintenant, va, tu m’agaces.» La renarde disposa sans résister. Mais que ferait le Tigre? Se risquerait-il à la vie à deux? À la trahison? Ou la blessure? S’ennuierait-il de l’insupportable compagnie de la renarde venu de la forêt. N’y avait-t-il donc rien qui ne lui fasse peur? »

J'avais à peine 5 ans alors que je lisais ce conte d'une fluidité douteuse à Fitna, déjà endormie contre moi. Lorsque la petite rousse vint au monde, je fus d'abord jaloux de l'attention qu'elle avait alors qu'elle n'était qu'un nourrisson complètement dépendante des autres. Je voulais la détester. Égoïste, je voulais qu'elle souffre de solitude autant que moi je l'avais fait, je voulais qu'elle partage ma douleur. Mais j'en fus incapable. Ce n'était pas de sa faute. À partir de ce jour, où je lui lu ce conte pour enfant, à partir de ce jour où elle s’endormit contre moi, blottie contre moi, son grand-frère, je compris. J'étais le Tigre. Elle était la Renarde. Et je ne devais pas faire la même erreur que le félin du conte, je ne devais pas la rejeter, au contraire, je devais la guider, la protéger de ce monde qu'elle ne connaissait pas. Je la regardai, paisible, innocente, pétillante. Elle était ma petite sœur, elle avait besoin de moi, elle n'avait pas à se sentir seule, car j'étais là. Fitna pourrait toujours compter sur moi et en prenant soin d'elle, je me sentais plus entier, plus complet, j'étais quelqu'un avec rôle important à jouer. J'avais des responsabilités, j'étais celui vers qui elle pourrait toujours se tourner. Je devais cacher mes faiblesses et rester fort pour elle. Jamais je ne me permis de me reposer sur quiconque, elle encore moins. Tout ce que je faisais, c'était pour rendre sa vie plus légère. La lourdeur de mes tourments n'appartenaient qu'à moi-même. À moi seul. Et personne n'allait les rendre plus faciles à porter, je ne les laisserais pas.      

Je ferme mon livre sur lequel une inconnue venait de me questionner. Je tourne la tête vers elle pour la regarder de haut en bas, je prends une gorgée de mon verre avant de le déposer sur le bar. Et je mets fin à mon silence. « Tu ne veux pas vraiment savoir ce que je lis. Tout ce que tu veux, c’est passer un bon moment pendant quelques heures et espérer ne plus jamais me revoir par la suite. Alors, pourquoi on ne se sauverait pas à chacun deux heures de notre précieux temps à ne pas faire semblant de vouloir apprendre à se connaître et passer directement à la conclusion? » Vous pouvez me traiter de connard si ça vous plaît. Je n’en ai complètement rien à faire. C’est plutôt direct comme réplique, je l’avoue, mais j’ai rarement l’habitude de mâcher mes mots. Et puis, soyons sincères, entre nous, quelle fille approche un mec dans un bar dans le but de trouver son prince charmant? Non, la seule raison pourquoi cette fille est venue vers moi, alors que je lisais un bouquin au bar avec un verre, c’est pour s’envoyer en l’air. Et puisque nous sommes dans les confidences, vous et moi, je déteste perdre mon temps, alors cela ne me gêne pas du tout, de manquer autant de tact. Je lui plais, c’est évident, sinon elle ne serait pas venue me parler et ce que j’ai vu m’a plu aussi. Quelle autre réflexion devait-il y avoir? Elle me fixa dans une surprise, confuse à savoir si mon insolence devait la vexer ou l’exciter. Mais les secondes files et je déteste perdre mon temps, je vous l’avais déjà dit? « Mon offre va bientôt expirer. » Ma couche fut bien chaude cette nuit-là. Je vous avoue, ce discours n’est pas infaillible, il m’a récolté quelques gifles, mais ça ne m’insultait pas. Lorsqu’une fille vient vers moi et repart bredouille, c’est elle la perdante de l’histoire, pas moi. Mais cette nuit-là fut un franc succès. Et si je vous parle de celle-ci plutôt qu’une autre, c’est bien parce que cette fille, Evangelia, n’était pas comme les autres. Nous avons tous une belle histoire à raconter. Nous avons tous un être qui nous a touché plus que les autres. Nous avons tous un premier amour quelque part qui nous est impossible à oublier. J’ai cru que je pouvais faire exception, mais je me suis trompé.

Pourtant, Eva et moi, ça n’avait rien de romantique. Elle était le feu, j’étais la glace. Une passion insatiable nous dévorait. Mais jamais nous osions poser une étiquette sur ce que l’on était. La vérité, c’est que je l’aimais, du mieux que j’en étais capable. Mais je ne me donnai pas la chance d’ouvrir mon cœur pour m’y abandonner complètement. Elle était différente, mais comment cela pouvait-il suffire à me renverser? Elle suffisait à s’immiscer sous ma peau, à prendre une place unique dans mon cœur. Mais j’étais un maître dans l’art de détruire mon bonheur, de repousser la véritable affection, Eva ne pouvait y faire exception. Et pourtant, nous nous coincèrent à devenir sérieux, malgré nous, à désirer être une part de l’un et l’autre. Mais jamais nous déposions complètement les armes. Il y avait toujours un jour où l’un doute, où l’autre se rebelle, où l’un rejette la tendresse, où l’autre exige un terme à cette folie. D’autres jours, notre orgueil et notre fierté nous déchiraient, nous séparaient. Et malgré tous ses jours qu’il y avait, bons ou mauvais, nous finissions toujours par revenir l’un vers l’autre. C’était indéniable. C’était impossible à combattre. Alors, je pris la décision de tout gâcher ce que l’on avait. Je pris la décision d’assumer cet amour et de le vivre comme il faut. Et ce fut le plus dur échec que j’ai eu à surmonter.

Elle était mienne lorsque je ne la possédais pas. Mais maintenant que la carte des amoureux était jouée, celle du pendu suivit. Elle me glissa d’entre les doigts. Et je sais, c’est de ma faute. C’est moi qui a tout gâché, c’est moi qui a tiré cette carte de fidélité le premier, qui a voulu satisfaire l’insatiable. C’est de ma faute si elle s’est retrouvée dans le lit d’un autre. J’ai tenté de la mettre dans une cage et elle ne voulut que fuir. J’aurais dû la laisser en liberté et la laisser venir dans ma prison d’elle-même comme nous l’avions fait pendant si longtemps. J’aurais dû faire le bon choix. Mais je ne l’ai pas fait. Car je ne suis qu’un homme. Et j’ai… ça me dégoûte de le dire, mais j’ai… fait une erreur. J’ai été trop gourmand, trop aveuglé, trop stupide. Et pourtant, cela ne me ressemble pas, toute décision que je prends est si mûrement réfléchie, mais ça me semblait être la bonne chose à faire à ce moment-là. Ça me semblait si évident. J’avais 18 ans et je n’avais pas encore vieillit suffisamment vite pour comprendre ce genre de chose. Pourtant, j’aurais dû le voir venir, il y avait tant de signes. Quelques mois plus tôt, Fitna avait subi la même fatalité. Il semblerait que l’infidélité était la malédiction des Todorova. Mais contrairement à la colère que j’ai déversée sur Théodore, contrairement à la rage que j’ai faite exploser sur ce foutu de sang-pur français, je n’offris rien à Eva. Aucune colère. Aucune tristesse. Aucune surprise. Aucune déception. Lorsque je découvris la trahison de ma tigresse, elle mourra sous mes yeux avec mon cœur. Je ne lui offris qu’une chose : l’ignorance. Ce fut ma façon à moi de me venger, tout comme Fitna rendait la vie impossible à son ex, moi, je fis comme si elle n’existait pas. Même lorsqu’elle venait me parler directement, même le jour où elle me sauta au cou pour m’embrasser dans le simple but de me faire réagir. Je continuais de regarder à travers elle comme si je fixais le vide, je ne lui adressai aucun mot. Aucun regard. Aucune attention. Rien. Elle ne méritait rien de moi. On ne trahit pas Branimir Todorova sans mourir. Et c’est ce qu’elle était, un fantôme de mon passé. Je ne dirai rien de ma douleur que j’ai ravalé. Je ne dirai rien des coups violents que j’ai donnés contre le béton froid des murs de Durmstrang. Je ne dirai rien sur les hématomes sur mes mains ou sur ma jointure cassée. Je ne dirai rien de plus, car j’en ai déjà trop dit. J’ai perdu le contrôle cette fois-là. J’ai craqué. Mais personne ne le sait et personne ne le saura jamais. Car Branimir ne fléchit pas, Branimir ne faiblit pas, Branimir ne pleure pas, Branimir ne souffre pas. Branimir vit et rien ne le ralentira. Et je le sais mieux que n'importe qui aujourd'hui, alors que certains de mes vices tentent de refaire surface depuis la dernière rentrée. Je reste en parfait contrôle de moi-même, malgré que l'on pourrait me croire plus fragile ou plus actif avec les femmes. Tout ce qui compte, c'est que rien ne s’immisce entre moi et mes objectifs. Et je ne laisserai jamais une telle chose arriver. Plus jamais. Je n'ai pas de tant à perdre avec de telles sottises.